Toute activité économique a ses coûts cachés qu’elle reporte sur la société. Ainsi, les coûts du traitement des déchets radioactifs et du démantèlement des centrales nucléaires sont longtemps demeurés invisibles (ou très fortement sous-évalués) lorsqu’il s’agissait de comparer les différentes productions d’énergie en France ; des études récentes démontrent que l’intensification des pratiques agricoles entraîne une perte de biodiversité et la dégradation de certains services « éco-systémiques » (la pollinisation de la flore par les abeilles, par exemple) ; la pollution aérienne liée aux transports et à l’industrie engendre des coûts sanitaires qui commencent tout juste à être chiffrés. Ces exemples illustrent de différentes façons ce que l’on appelle dans le jargon économique les « externalités ». Leur point commun ? Dans chaque cas, des tiers doivent ou devront payer des coûts liés à des décisions et des usages qui ne sont pas de leur fait : générations futures pour le nucléaire et les abeilles, sécurité sociale et familles des malades pour la pollution atmosphérique… Comme ces coûts ne sont pas valorisés par le marché, le consommateur ne paye pas le coût réel d’un produit ou d’un service. Une partie de celui-ci est déplacée, externalisée auprès d’autres acteurs et sur le long terme. Le concept d’externalité est de plus en plus utilisé dans certains milieux, notamment institutionnels et financiers. Pour les institutions, l’évaluation des externalités à un niveau macroéconomique (national ou international) leur permet de démontrer le bien-fondé de leurs propositions (plaidoyer, politiques publiques, projets de loi…). Pour les entreprises et leurs directions financières, il s’agit désormais de réintégrer dans leurs comptes et dans leur communication des coûts, et surtout des bénéfices, qui sont habituellement ignorés par le marché ou par leurs clients : « à combien s’élève la valorisation des services que je rends indirectement, ou des bénéfices liés à l’usage de mes produits ? »
Depuis quelques années fleurissent des initiatives internationales pour évaluer les externalités et les coûts cachés aux noms évocateurs telles que True Cost ou True Price[1]. Le but est de réintégrer les externalités dans les bilans comptables (International integrated reporting council, IIRC[2]) ou de valoriser de façon monétaire les services éco-systémiques rendus par la Nature (citons par exemple le Natural capital protocol[3] ou The Economics of ecosystems and biodiversity[4], inconnus du grand public). Pour la plupart multipartites et co-portées par des institutions et des entreprises d’envergure internationale, en particulier les grandes firmes d’audit (le cabinet Pricewaterhouse Coopers propose désormais son offre Total Impact Measurement and Management…), ces initiatives sont généralement rattachées au souci de protection de l’environnement et de préservation des ressources. Cependant, elles génèrent des controverses, notamment sur le fait d’étendre toujours plus la sphère marchande pour traiter les problèmes environnementaux (et sur les dérives potentielles liées à cette extension).
Effets collatéraux et limites des externalités
Les critiques concernent en premier lieu le postulat qui sous-tend ces initiatives (hormis quelques rares exceptions, comme la méthode CARE[5]) et qui présente les externalités comme de simples défaillances du système économique : il suffirait de les réintégrer dans la sphère économique pour que tout rentre dans l’ordre. Dans ce paradigme, il est également possible pour les entreprises de s’acquitter à bon compte, grâce à des stratégies de compensation, de certaines externalités négatives en valorisant leurs externalités positives sans lien entre les unes et les autres : « j’ai pollué une rivière ? Pas de souci, je vais replanter des arbres par ailleurs ou mettre en place un programme de réinsertion sociale. » Ce principe de compensation est très discutable. Si une pollution a détruit une espèce de poissons, comment l’entreprise responsable de la pollution peut-elle prétendre avoir compensé cette perte et ainsi être quitte vis-à-vis du reste de la société ? Une telle vision n’est pas compatible avec la notion de seuils environnementaux qui fait désormais consensus dans la communauté scientifique. En effet, lorsque les dégradations environnementales sont trop importantes, on atteint des points de bascule – les fameux seuils – qui entraînent des changements irréversibles, et donc impossibles à compenser par nature sur des écosystèmes ou des mécanismes de régulation naturelle. Ce concept de seuil peut d’ailleurs aussi s’appliquer dans le domaine social dans le cas des trappes de pauvreté, ou des pertes engendrées par le travail forcé des enfants par exemple.
Certaines méthodes de calcul sont également controversées, à l’image des évaluations contingentes qui consistent à effectuer des valorisations monétaires via des sondages du type « combien êtes-vous prêts à payer pour préserver telle ressource ou pour faire baisser le nombre de victimes de telle maladie ? ». Dans ce cas, le niveau d’information des personnes sondées sur les enjeux liés au sujet, leur catégorie socio-culturelle, leurs intérêts du moment, les pondérations des réponses par les sondeurs peuvent significativement faire varier les résultats[6]. Ce type d’évaluation a d’abord été utilisé dans les années soixante-dix aux Etats-Unis pour valoriser les bénéfices engendrés par les parcs naturels et chiffrer ainsi l’intérêt de les préserver. Après avoir vu leur nombre croître tout au long des années quatre‑vingt, les évaluations contingentes ont été déployées pour la première fois à grande échelle lors du procès de la marée noire de l’Exxon Valdez en 1989 afin de calculer le montant des dommages et intérêts à verser par la compagnie pétrolière. En France, elles sont utilisées depuis une vingtaine d’années pour réaliser des analyses coûts-bénéfices qui permettent de statuer sur des grands projets publics, notamment dans le domaine des transports. Le cas récent le plus connu, le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, est peut-être celui qui illustre le mieux les limites de ce type d’analyse. Alors qu’une première évaluation faisait apparaître un solde positif pour le projet après chiffrage des externalités négatives et positives – ce qui validait donc sa pertinence –, une contre-évaluation récente a débouché sur le résultat inverse[7] . En cause, une valorisation différente du temps gagné par les passagers grâce au nouvel aéroport. Au-delà du fait de savoir quelle évaluation était la bonne, cet exemple montre que des décisions importantes, voire majeures, peuvent être prises sur la base de facteurs dont la plupart des citoyens ne peuvent vérifier ni la pertinence, ni l’impartialité, les méthodologies détaillées n’étant pas forcément accessibles au débat public, ou alors seulement a posteriori.
Enfin, même s’il s’étend actuellement à la valorisation, polémique, des services écosystémiques, le champ d’application des externalités se limite à quelques domaines environnementaux : climat, pollutions, et autres dégradations environnementales, laissant de côté la question sociale dès lors que celle-ci touche à des sujets déjà valorisés par le marché, comme l’emploi par exemple, même s’ils sont sources de coûts cachés. Ainsi, les coûts engendrés par les conditions de travail dans les sweatshops asiatiques ou africains de l’industrie textile, et qui restent à la charge des travailleurs et de leurs familles, ne sont pas considérés comme une externalité, mais comme le résultat de la confrontation entre offre et demande de main d’oeuvre.
Les « coûts sociétaux » comme indicateurs de durabilité…
Parce qu’il parvient à éviter les limites et biais précédemment mentionnés et qu’il propose un regard institutionnel sur la question des coûts cachés, le concept de coûts sociétaux nous semble plus pertinent que celui d’externalité pour rendre compte d’une même réalité. Développé par l’économiste allemand Karl William Kapp dès le début des Trente Glorieuses, il peut être défini comme l’ensemble des pertes et dépenses, directes et indirectes, présentes et futures, qui sont supportées par des tiers ou par la collectivité dans son ensemble du fait des impacts sociaux, sanitaires et environnementaux des modes de production et de consommation[8]. Dans ses ouvrages, W. Kapp explique que les coûts sociétaux ne sont pas des « défaillances ponctuelles » mais des effets inhérents à notre système économique. Parce qu’il pose la recherche perpétuelle de croissance et de profits à court terme au cœur de son modèle, ce dernier génère tout à la fois des impacts environnementaux et sociaux croissants ainsi que l’absence de prise en charge par ceux qui en sont à l’origine (entreprises, individus, institutions…), au détriment des acteurs externes, individuels ou collectifs ; au final les profits sont privatisés, les coûts mutualisés. Lorsque les dégradations engendrées dépassent les seuils environnementaux ou sociaux, les pertes mettent en jeu la pérennité de la société ainsi que celle des écosystèmes.
Dès lors, les coûts sociétaux, peuvent constituer un indicateur de (non) durabilité de nos modes de vie : de la même façon que les notions d’empreinte (empreinte écologique, empreinte carbone…)[9] ont permis de sensibiliser des publics différents aux conséquences négatives de la surconsommation des ressources naturelles ou des émissions de CO2 liés à nos sociétés, l’analyse des coûts sociétaux permettrait d’identifier les modèles à développer ou à proscrire dans un objectif de transition sociale et écologique. Ainsi, une société « zéro coûts sociétaux » se rapprocherait de l’idéal porté par les promoteurs d’une économie circulaire.
Prenons l’exemple de la filière française des produits laitiers pour lequel nous avons expérimenté le concept de coûts sociétaux. Nous avons évalué ces derniers sur la base des principaux coûts cachés sociaux et environnementaux liés à la production, à la transformation et à la consommation des produits laitiers. Puis nous avons comparé la somme obtenue au chiffre d’affaires global du secteur. Nous avons calculé ce ratio pour l’ensemble de la filière, puis nous l’avons décliné en fonction des modèles de filières. Résultat : le ratio moyen était de 0,28 euro, c’est-à-dire que pour générer un euro de chiffre d’affaires, la filière lait engendre 0,28 euros de coûts sociétaux (0,18 pour la filière bio et 0,10 les filières d’appellation d’origine contrôlée)[10]. Ce type de ratio permet ainsi d’objectiver les différences d’impact environnemental ou social entre les modes de production et de consommation, au-delà des systèmes de certification existants.
…au service d’un projet d’intérêt collectif ?
Sur la base des premières études que nous avons produites pour la société civile et de notre activité de recherche et développement dédiée à l’analyse des coûts sociétaux, nous souhaitons désormais co-construire avec d’autres partenaires issus de la société civile un observatoire des coûts sociétaux, dont l’objectif serait de tracer collectivement une ligne de crête, entre le refus de comptabiliser les coûts liés aux impacts environnementaux et sociaux, et la monétarisation à tout crin et de toutes choses.
Plus concrètement, cet observatoire pourrait permettre :
- de mettre la notion de coûts cachés et de coûts sociétaux au service des citoyens et des acteurs souhaitant favoriser l’émergence de nouveaux modèles moins impactants ;
- d’améliorer l’accessibilité et la transparence des informations relatives aux impacts et coûts sociétaux liés aux activités économiques et aux modes de vie ;
- d’investiguer les relations entre la privatisation de la création de valeur et la mutualisation des coûts sociétaux associés à cette création ;
- de nourrir les plate-formes et autres espaces de débat existants sur les enjeux de durabilité à l’échelle des secteurs d’activité et des filières.
Cette initiative pourrait aider les citoyens et les institutions à dépasser certains clivages existants qui entretiennent actuellement un flou autour des choix à faire pour une transition écologique sociale (Quid de la géo ingénierie ? Quid de l’agroforesterie ? Green tech ou low tech ? … ). Choix qui sont déterminants et urgents au vu des enjeux auxquels nous sommes confrontés.
[1] Cf. www.trucost.com et http://trueprice.org.
[2] Cf. http://integratedreporting.org.
[3] Cf. http://www.naturalcapitalcoalition.org/natural-capital-protocol.html.
[4] Cf. http://www.teebweb.org
[5] Comptabilité adaptée au renouvellement environnemental : http://www.novethic.fr/empreinte-terre/economie-circulaire/isr-rse/la-comptabilite-environnementale-doit-permettre-la-conservation-du-capital-naturel-138138.html
[6] Cf. Jacques Weber, « L’évaluation contingente. Les valeurs ont-elles un prix ? », Sciences Po-Ceri, juillet-août 2003
[7] Cf. Linda Brinke, Jasper Faber, « Examen de l’analyse globale coûts-bénéfices de l’aéroport du Grand Ouest. Comparaison avec des améliorations sur Nantes Atlantique », Rapport Delft, octobre 2011
[8] K. W. Kapp, Les coûts sociétaux de l’entreprise privée, Les petits Matins / Institut Veblen, 2015.
[9] Cf. www.ghgprotocol.org et www.ipcc-nggip.iges.or.jp/public/2006gl/ french.
[10] Cf. « L’histoire de Marguerite, ou les impacts sociétaux de la filière lait française » à visionner sur www.lebasic.com