L’étude sur le partage des bénéfices du CAC 40 diffusée par Oxfam le 14 mai dernier a suscité de nombreuses réactions de la part d’économistes ou experts du monde des entreprises, dont certaines critiquent avec virulence la méthodologie employée dans cadre de la recherche.

En tant que responsables de la recherche et cosignataires du rapport, nous avons souhaité apporter quelques éléments de réponse.

1. Concernant notre méthodologie :

L’étude comparerait des pommes et des poires : pour avoir une bonne vision de ce que gagnent les actionnaires par rapport aux salariés, il ne serait pas pertinent de comparer les dividendes à l’intéressement des salariés. Concernant ces derniers, il faudrait rajouter les salaires.

Cette critique part d’une mauvaise (ou trop rapide) lecture de notre étude : cette dernière n’a pas pour ambition de regarder la répartition de la valeur ajoutée entre capital et travail, mais celle des bénéfices entre les différentes parties prenantes de l’entreprise. Dit autrement, notre question de recherche est « A qui profitent les profits du CAC40 ? » et non « Que gagnent les actionnaires comparativement aux salariés ? ».

Dans le cadre de notre étude, nous avons considéré que les bénéfices étaient tout autant le fruit du capital fourni par les actionnaires que celui du travail des salariés et des performances de l’outil de production. Sur cette base, nous avons investigué la question de la répartition des « parts du gâteau » entre actionnaires, salariés et réinvestissement dans l’entreprise. Ce faisant, nous avons appliqué aux entreprises du CAC 40 une méthodologie similaire à celle mise au point par J.P. Cotis, directeur général de l’INSEE, pour étudier le partage des profits dans le rapport sur la commandité par Nicolas Sarkozy en 2009[1].

Si nous avions voulu répondre à l’autre question (Que gagnent les actionnaires comparativement aux salariés ?), il aurait fallu analyser des ensembles comparables, à savoir « dividendes + valorisation des actions[2] » d’un côté, et « salaires + intéressements de l’autre ». Encore une fois, cela n’était pas notre question de recherche.

L’étude mettrait à tort les dividendes et l’intéressement au même niveau.

Selon les tenants de cette critique, l’intéressement serait une seconde rémunération pour les salariés alors que les dividendes seraient la seule rémunération des actionnaires. Dès lors, il serait normal selon eux que les actionnaires captent la majorité des bénéfices sous forme de dividendes.

En échange de son investissement, un actionnaire détient un titre de propriété qu’il peut valoriser en numéraire à n’importe quel moment. Les titres qu’ils possèdent pouvant être revendus plus chers que le prix d’achat, on peut considérer que la plus-value qui en résulte alors représente la première rémunération de l’actionnaire pour son placement. A noter que sur ces dernières années le taux de détention moyen d’une action dans les pays de l’OCDE est passé de 5 ans à 5 mois en moyenne[3], ce qui montre que la fréquence des achats et reventes d’actions s’accélère.

Bien évidemment, il se peut que le prix de revente soit moins élevé que le prix d’achat, ce qui génère une perte pour l’actionnaire. Il y a donc un risque pour ce dernier, qui est supposé être rémunéré par les dividendes.

A titre de comparaison, dans le cas de l’achat d’un bien immobilier, l’investisseur prend également un risque sans pour autant avoir la garantie d’un revenu intermédiaire systématique (loyer par exemple) entre l’achat et la revente. Sur la base de cet exemple, dire que les dividendes sont la seule rémunération des actionnaires revient à dire que les loyers sont la seule rémunération des propriétaires immobiliers : dans les deux cas c’est oublier qu’ils détiennent une propriété qu’ils peuvent valoriser à tout moment, et sur laquelle ils peuvent dégager une plus-value substantielle.

Les dividendes comme l’intéressement sont (ou devraient être) des rémunérations complémentaires – et non systématiques –  qui viennent récompenser l’adhésion de différentes parties prenantes au projet d’entreprise. Il ne s’agit pas de revenus obligatoires, prioritaires et incompressibles. A ce titre, ils peuvent être comparés l’un à l’autre.

L’étude n’aurait pas pris en compte les rachats d’actions, plus fréquents aux Etats Unis et qui expliquent une meilleure profitabilité des actions des entreprises américaines (vs les actions du CAC 40).

C’est faux. Pour répondre à notre question de recherche, nous avons utilisé un indicateur classique de l’analyse financière, le « payout ratio » qui est le ratio entre d’un côté les dividendes et les rachats d’actions, et de l’autre le résultat net des entreprises. Il a été utilisé entre autres par la banque centrale d’Australie[4] pour mesurer la part des bénéfices qui revient aux actionnaires des différents indices boursiers du monde entier. Cet indicateur renseigne sur la part des bénéfices qui revient in fine aux actionnaires, une question très différente de celle de la rentabilité/profitabilité des actions, qui est quant à elle mesurée par le « return on equity » (ROE).

A l’aune du « payout ratio », les entreprises du CAC 40 sont bien celles qui redistribuent le plus de dividendes à leurs actionnaires, devant les Etats Unis selon l’étude de la banque centrale d’Australie.

En regardant les niveaux de dividendes sans prendre en compte leurs impacts sur la valorisation des titres pour évaluer l’enrichissement des actionnaires, l’étude biaiserait la réalité car une hausse des dividendes fait « mécaniquement » baisser la valeur des actions, ce qui entrainerait finalement un résultat neutre pour l’actionnaire (il gagne sur les dividendes ce qu’il perd sur la valorisation).

Si cette compensation peut être observée dans un certain nombre de cas le jour du versement des dividendes, elle n’est pas automatique[5] contrairement à ce que laissent penser certains économistes et elle n’augure en rien de la valeur du titre le jour de la revente des actions, qui est par définition inconnu.

Le versement des dividendes correspond donc plus à « 1 tiens vaut mieux que 2 tu l’auras » dans un contexte d’incertitude sur les gains futurs (à la revente de l’action) : dans ce sens, il s’agit bien d’un enrichissement immédiat des actionnaires.

 Une autre erreur de notre étude serait de comparer des dividendes reversés à l’échelle mondiale, à l’intéressement des salariés… français.

Là encore, il semble que certains analystes ou journalistes soient passés trop rapidement sur le rapport puisque nous avons bien comparé les dividendes et l’intéressement à l’échelle des groupes et non à l’échelle de la France.

De façon générale, les détails de notre méthodologie sont consultables ici.

2. Ce que nous retirons de la recherche

  • Les profits du CAC 40 sont prioritairement dirigés vers les actionnaires, ce qui laisse les autres usages potentiels, en particulier le réinvestissement dans les entreprises, comme variable d’ajustement.
  • L’actionnariat qui perçoit ces dividendes a changé : plus international, moins de petits actionnaires, plus de fonds spéculatifs qui recherchent et imposent une rentabilité à court terme (voir pages 24 à 26 de notre rapport et dans cet article des Echos qui porte plus largement sur la détention de toutes les actions cotées en France : https://www.lesechos.fr/03/06/2014/LesEchos/21700-129-ECH_qui-detient-vraiment-la-bourse-de-paris–.htm ). L’essentiel des profits est donc distribué à un actionnariat qui ne représente pas l’ensemble des parties prenantes qui contribuent à la création de richesses des entreprises. Pourtant, les bénéfices sont le fruit d’un travail collectif qui mobilise non seulement le capital des actionnaires mais aussi le travail et la créativité des salariés, les infrastructures mises à disposition par les pouvoirs publics, les fournisseurs…
  • Si l’on considère l’ensemble des revenus des entreprises du CAC 40 que nous avons étudiées, au-delà de leur seul bénéfice, les données que nous avons collectées montrent que la part des dividendes et rachat d’actions dans leur chiffre d’affaires total a augmenté de 44% depuis 2009, contre à peine 8% pour les salaires et traitements, et 16,5% pour les impôts. Ce chiffre démontre, là encore, la part croissante allouée aux actionnaires par rapport aux autres parties prenantes depuis la crise, cette fois sur les recettes globales des entreprises.
  • Au sein des entreprises, les travaux de l’AMF montrent que les rémunérations des dirigeants sont de plus en plus liées à la valorisation des actions. Cette évolution peut être mise en vis-à-vis d’un pilotage stratégique qui privilégie les logiques de rentabilité à court terme portées par une part croissante des actionnaires du CAC 40 (une pratique questionnée y compris par les grands fonds d’investissement anglo-saxons comme BlackRock – voir page 23 de notre rapport).
  • Cet alignement croissant des intérêts des PDGs et des actionnaires a pour conséquence des écarts qui se creusent entre rémunérations des dirigeants et salaires moyens dans leurs entreprises. On peut considérer que cette inflation des salaires des dirigeants est une « mode », tout comme celle qui touche les salaires des footballeurs. Pourtant, les travaux d’économistes comme Gaël Giraud pointent les dangers liés à cette inégalité croissante en rappelant que cette évolution génère de plus en plus de tensions chez une grande part des salariés – et plus largement des citoyens – qui considèrent ne pas toucher une juste rétribution en vis-à-vis de leurs efforts.
  • Dernier constat : via les paradis fiscaux et les crédits d’impôts, les entreprises du CAC 40 ont la capacité de minimiser les sommes reversées à l’Etat Français, tout en rémunérant davantage les actionnaires et les dirigeants (voir pages 45 à 54 de notre rapport).

En analysant l’évolution des bénéfices et de leur répartition, notre objectif est de participer au questionnement sur le rôle sociétal des entreprises et de leur gouvernance.

En conclusion, les données du rapport remettent en cause le concept des « premiers de cordée », selon lequel les bons résultats des grands groupes français bénéficient automatiquement à l’ensemble de la nation. A l’heure où la plupart de ces entreprises s’engagent dans des politiques RSE ambitieuses qui font la part belle aux valeurs collectives, les bénéfices– conséquents –  qu’elles génèrent ne sont pas répartis équitablement entre leurs différentes parties prenantes et sont au contraire privatisés par un actionnariat qui s’éloigne de plus en plus de l’image du petit porteur épargnant.

Dans le même temps, les inégalités de salaires s’accroissent entre leurs dirigeants et la moyenne de leurs salariés, et le manque de transparence sur leur implantation dans les paradis fiscaux persiste malgré les scandales à répétition et leur médiatisation.

Dans ce contexte, les discussions autour de la future loi PACTE1 constituent une bonne opportunité pour redéfinir collectivement le rôle sociétal des entreprises.

[1] J.P. Cotis, Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunérations en France, Rapport au Président de la République, INSEE, 2009

Téléchargeable à : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/094000213/index.shtml

[2] En effet, le rapport annuel sur le CAC 40 publié par EY montre que la valeur en bourse du CAC 40 a augmenté de 35% entre 2009 et 2016 (passant de 1002 à 1351 milliards d’euros), soit plus encore que les dividendes et rachats d’actions analysés dans le cadre de notre étude – pour plus d’information consulter : http://www.rlcf.ey.com/Publication/vwLUAssets/R%C3%A9sultats_11%C3%A8me_%C3%A9dition_du_profil_financier_du_cac40/%24FILE/ey-resultats-11eme-edition-du-profil-financier-du-cac40.pdf

[3]https://www.letemps.ch/opinions/cinq-ans-sinon-rien

[4] Lien vers l’étude : https://www.rba.gov.au/publications/bulletin/2016/mar/pdf/bu-0316-6.pdf

[5] Pour plus d’explications sur la complexité du lien entre dividendes et cours de bourse, voir :