Publications de nouvelles recherches, mise à l’agenda politique, nombreuses mobilisations et communications : les pesticides font régulièrement la une de l’actualité. Les  prochains mois ne feront pas exception, puisque dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, qui se déroulera elle-même dans un contexte de campagne présidentielle, ce sujet sera au cœur des débats sur l’orientation de nos systèmes agricoles et alimentaires.

Ces débats ne manqueront pas de faire ressurgir la controverse autour des pesticides de synthèse, qui se nourrit en particulier de l’opposition entre :

  • d’une part, le poids économique du secteur, et sa capacité à « nourrir le monde », défendue par les fabricants et les utilisateurs de pesticides ;
  • et de l’autre ses impacts négatifs sur l’environnement et la santé, en Europe comme ailleurs dans le monde.

C’est dans le but d’objectiver ces questions que le Basic, le CCFD-Terre Solidaire et Pollinis publient l’étude « Pesticides : un modèle qui nous est cher ».

S’appuyant à la fois sur une évaluation des coûts et des bénéfices du secteur des pesticides à l’échelle européenne, et sur une analyse de l’évolution récente du secteur et de ses principaux acteurs (BASF, Bayer, Corteva, Syngenta), cette étude apporte de nouvelles données au débat. Elle questionne surtout la rationalité sociale et économique de la production et de l’utilisation de pesticides et, plus globalement, celle du modèle agricole qui en dépend.

Le secteur des pesticides coûte deux fois plus cher qu’il ne rapporte

Les pesticides font partie intégrante d’un modèle agro-industriel développé depuis le milieu du XXe siècle, qui s’appuie sur quatre piliers : engrais de synthèse, semences « améliorées », machinisme agricole et pesticides.

Sur les 20 dernières années, le marché mondial des pesticides a doublé pour atteindre 53 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2020, l’Union européenne étant à la fois l’un des principaux consommateurs et exportateurs à l’échelle internationale.

Des impacts systémiques sur la biodiversité et la santé humaine

Cet usage intensif de pesticides a de multiples impacts. De nombreux travaux pointent le rôle des pesticides dans le déclin des insectes (en particulier les abeilles et autres pollinisateurs), des oiseaux et plus généralement de la biodiversité, qui menace in fine la fourniture de services écosystémiques indispensables à l’agriculture : pollinisation, contrôle des ravageurs ou encore régulation de la qualité des sols, de l’eau et du climat.

Les conséquences sur la santé humaine sont elles aussi de plus en plus documentées et reconnues, en Europe mais aussi dans les pays du Sud, où elles s’avèrent encore plus préoccupantes du fait de régulations insuffisantes pour protéger les populations des substances les plus toxiques.

Un secteur sous perfusion

Pour objectiver les répercussions économiques de ces différents impacts, nous avons mené une analyse coûts-bénéfices du secteur des pesticides qui investigue :

  • d’une part, les coûts réels générés par l’utilisation de pesticides qui sont supportés par la société européenne – dépenses publiques liées aux impacts négatifs des pesticides et soutiens publics perçus par le secteur ;
  • d’autre part, les profits comptables générés par les acteurs privés grâce à l’usage de pesticides.

A l’échelle européenne, les coûts directement attribuables aux pesticides – environ 2,3 milliards d’euros à la charge de la société en 2017 – sont près de deux fois plus élevés que les bénéfices nets qui sont directement réalisés par l’industrie – près de 0,9 milliard d’euros la même année.

Sans soutien public au secteur des pesticides, ni prise en charge collective des dépenses associées aux impacts négatifs qu’il engendre, sa profitabilité serait donc aujourd’hui impossible.

Le lobbying des fabricants de pesticides pour maintenir le status quo

L’acceptabilité sociale de ce non-sens économique est rendue possible par les importantes activités de lobbying menées par le secteur auprès des autorités publiques, pour défendre ses intérêts. Les dépenses associées au lobbying avoisinent les 10 millions d’euros par an pour le seul marché européen – soit plus que le budget de l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) consacré à la réglementation des pesticides.

Un système agro-industriel qui ne tient plus ses principales promesses

Au-delà des coûts cachés du secteur des pesticides, notre étude rappelle que le modèle agro-industriel dans lequel il s’insère est loin d’avoir résolu les problématiques sociales, sanitaires et économiques qui ont justifié son développement au siècle dernier.

Produire plus ? Les limites de la course aux rendements

Si la production agricole mondiale a plus que doublé depuis les années 1950, les rendements agricoles atteignent aujourd’hui un plafond. Plus préoccupant, ils commencent à décroître dans de nombreuses zones de cultures spécialisées : en effet, les systèmes de production modernes, dépendants des pesticides, ont entraîné  des phénomènes croissants de résistances, la dégradation des sols et de la biodiversité et, in fine, la destruction des moyens naturels de production agricole (sols, faune et flore nécessaires au développement des cultures…), tout en contribuant à une aggravation des dérèglements climatiques.

« Nourrir le monde » ? L’insécurité alimentaire et la malnutrition, des fléaux en pleine expansion

La production agricole pourrait nourrir 1,5 fois la population mondiale. Pourtant, 40 % de cette population, en majorité des agriculteurs, fait toujours face à l’insécurité alimentaire : au-delà de la question des quantités disponibles, se pose celle  du gaspillage et de l’accès à l’alimentation pour tous… Ainsi que celle de la qualité. L’évolution vers des régimes alimentaires moins diversifiés, avec une proportion croissante de produits carnés et transformés, a fait exploser les problèmes de surpoids, de maladies cardio-vasculaires et d’obésité – une pandémie mondiale causée par les dysfonctionnements de nos systèmes agricoles et alimentaires actuels.

A qui profite le système ? Les agriculteurs, grands perdants du modèle alimentaire actuel

Plutôt que les agriculteurs et les consommateurs, ce sont les industries agro-alimentaires et la grande distribution qui apparaissent comme les grands gagnants de ce modèle : le prix de l’alimentation a été multiplié par cinq depuis les années 1960 (en monnaie courante), tandis que les prix des grandes commodités agricoles a été divisé par deux, et la part de la valeur allouée aux agriculteurs n’a cessé de diminuer. Sur la même période, la dynamique d’intensification et d’agrandissement des fermes, encouragée par les politiques publiques sous pression de la concurrence mondiale, a causé la destruction de millions d’emplois agricoles.

Un système qui va à l’encontre de la souveraineté alimentaire

De manière plus fondamentale, au-delà de l’évaluation des coûts cachés du secteur des pesticides, notre analyse questionne la capacité du système agricole et alimentaire qui dépend de ces produits à atteindre tout objectif de souveraineté alimentaire.

Un secteur qui s’est concentré au fil des fusions-acquisitions

A ce jour, quatre entreprises – Bayer, BASF, Syngenta/ChemChina et Corteva – détiennent près des trois-quarts du marché des pesticides, et près de 60% du marché des semences agricoles. A l’exception Syngenta/ChemChina, qui appartient à l’Etat chinois, Bayer, BASF et Corteva ont pour point commun d’être en partie détenues par les cinq mêmes fonds d’investissement américains : Blackrock, Vanguard, State Street, Capital Group et Fidelity. Ces fonds possèdent par ailleurs de 10 % à 30 % du capital des leaders mondiaux de l’agro-alimentaire, comme Unilever, Nestlé, Mondelez, Kellogg ou encore Coca-Cola et PepsiCo.

« Less is more » : La réinvention du secteur via l’agriculture de précision et les nouvelles technologies

Les leaders du secteur des pesticides, occidentaux comme asiatiques, tentent aujourd’hui de se réinventer via « l’agriculture numérique », en combinant leurs offres classiques à de nouveaux outils de collecte de données (capteurs, drones, satellites…) et à un usage de la robotisation. En parallèle, ils investissent de façon croissante dans les nouvelles technologies du génie génétique.

Au-delà des impacts environnementaux associés à ces nouvelles technologies qui sont basées sur une consommation toujours plus élevée de ressources non renouvelables, et de leurs coûts élevés qui limitent leur accessibilité, ce modèle accentue la dépendance des agriculteurs vis-à-vis de l’agro-industrie. Or, dans un contexte incertain, soumis à des aléas climatiques de plus en plus fréquents, la clé de leur résilience réside dans l’amélioration de leur autonomie et de leur capacité d’adaptation.

Derrière la révolution verte, la double peine pour les pays du Sud

Ces promesses d’un nouvel âge d’or de l’agriculture cachent une réalité moins reluisante pour le secteur : son développement international s’appuie encore en grande partie sur la vente dans les pays émergents de pesticides interdits en Europe, en raison de leur toxicité et des conséquences sanitaires et environnementales qui en découlent.

En parallèle, les populations de ces pays subissent également le développement peu régulé des sites de production de pesticides sur leur territoire, notamment suite à la délocalisation en cours de la production hors de l’Union Européenne et à l’explosion du marché des pesticides génériques depuis l’an 2000, qui ont placé la Chine et l’Inde aux premiers rangs des fabricants et exportateurs mondiaux.

La responsabilité des Etats

En quelques décennies, et grâce au soutien constant de la puissance publique, le monde agricole a investi massivement dans l’usage des pesticides. Tandis que les bénéfices de ce secteur se concentrent toujours plus fortement entre les mains de quelques multinationales, la société s’acquitte chaque année d’une facture considérable pour payer les coûts associés à l’usage des pesticides. Facture qui, dans tous les cas, ne pourra réparer les dégâts irréversibles causés aux humains et à l’environnement.

Pourtant, malgré ce constat d’échec, les institutions continuent de soutenir les acteurs historiques du secteur, reprenant même à leur compte les promesses d’une 3ème révolution agricole, accentuant les impacts sociaux et environnementaux, et la dépendance aux ressources non-renouvelables et à l’agro-industrie, plutôt que de les réduire.

En vis-à-vis, les modèles agroécologiques, diversifiés, ont amené les preuves de leur plus grande durabilité. Si la transition nécessite, elle aussi, des investissements, ces derniers seront moins importants et surtout plus durables. Par exemple, l’objectif de la stratégie « Farm to Fork » de l’Union Européenne de tripler les fermes bio d’ici à 2030 coûterait, d’après l’INRAE, 1,85 milliard d’euros par an – soit moins que les coûts sociétaux annuels associés aux pesticides.

Finalement, en 2022, les États devront prendre leur responsabilité et choisir entre un modèle coûteux, polluant et concentré dans les mains de quelques acteurs dont les centres de décision se situent hors Europe, et un modèle agroécologique durable défendu par les citoyens et les agriculteurs. Avec en ligne de mire la souveraineté alimentaire de l’UE, et plus largement celle de la planète pour les futures années à venir.

 

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